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Par une soirée d'Halloween étonnamment clémente, tandis que j'ingurgitais un traité sur la politique de guerre du président Roosevelt tout en distribuant de temps à autre un paquet de M&M's aux gamins qui venaient quémander des bonbons à ma porte, la blonde et gracieuse Courtney Logan –trente-quatre ans, diplômée magna cum laude de Princeton, ex-conseil en placements chez Patton Giddings, épouse du beau et ténébreux Greg, et mère de Morgan, cinq ans, et de Travis, dix-huit mois, grande amatrice de pêche, collectionneuse de tapisseries au petit point et ex-présidente de l'Association des riverains pour la défense de Shorehaven – disparaissait de Long Island sans laisser de trace.
Bizarre. Les rombières de la bourgeoisie new-yorkaise qui portent des Rolex et se font siliconer les lèvres deux fois par semaine ne disparaissent pas comme ça de la circulation. Quoique je ne l'aie jamais rencontrée en chair et en os, cette Courtney me faisait l'impression de quelqu'un de solide. Moins d'un an plus tôt, la feuille de chou locale avait consacré une page entière à sa nouvelle entreprise, StarBaby, laquelle se chargeait de réaliser des films vidéo de votre bébé au cours de sa première année.
« J'étais sûre et certaine que ça allait marcher, pour la bonne et simple raison que les familles comme la nôtre sont légion ! » y déclarait Courtney, avant d'ajouter : « Tout a commencé un jour où Greg et moi étions en train de regarder une cassette vidéo de Morgan, notre aînée. Quinze minutes de Morgan en train d'observer le mobile suspendu au-dessus de son berceau ! Un regard émouvant, des yeux pétillants d'intelligence, certes, mais bon… Après quoi, encore quinze minutes de plan fixe sur Morgan, suçant son pouce cette fois ! Pas franchement excitant. Du coup, j'ai réalisé qu'on n'avait pas sorti une seule fois le caméscope pour notre petit dernier, Travis ! »
Personnellement, je n'ai jamais approuvé cette nouvelle mode qui consiste à donner des noms de famille comme prénoms aux enfants. Vous me direz que cela ne concerne qu'un certain type de patronymes et qu’on n'a encore jamais vu de petits Bemstein Johnson parader en costume marin. Mais passons. Courtney poursuivait : « Ça m'a fait de la peine. Sans parler de la culpabilité ! Imaginez à côté de quoi nous étions passés ! C'est alors que l'idée m'est venue de faire appel à un cinéaste professionnel qui, une fois par mois, donnerait la vedette à mon fils ! »
Sans vouloir mettre en doute le style incisif et percutant du Phare de Shorehaven, m'était avis que Courtney Bryce Logan était à l'origine de cette débauche de points d'exclamation. De toute évidence elle faisait partie de cette race de conquérantes incorrigibles que je n'ai jamais réussi à comprendre et encore moins à imiter. Elle avait laissé un job en or à Manhattan, échangé ses prestigieux collègues de la finance contre deux galopins enclins à explorer les profondeurs de leurs cavités nasales. Et ensuite ? Avait-elle seulement versé une larme de regret en regardant ses enfants scotchés devant les Pokémon, ou ses contemporains en costards ultrachics s'entasser dans l'express de huit heures onze à destination de Wall Street ? Pensez-vous. Pour les battantes comme Courtney, se consacrer à plein temps à ses enfants était une partie de plaisir. Ambivalente, elle ? Vous voulez rire ! Pour ces femmes-là la retraite est un tremplin vers une nouvelle carrière, la maternité une occasion de faire valoir ses multiples talents.
Quoi qu'il en soit, cette fille m'était sympathique, car elle parlait de Shorehaven avec tendresse et semblait s'intéresser à son histoire. Enfin, disons plutôt à ses mythes. Apparemment, l'un des lieux de tournage favoris de StarBaby était les docks de notre bonne vieille cité, parce que, expliquait la jeune chef d'entreprise : « C'est ici que Walt Whitman a écrit le distique "A toi » ! » En disant cela, Courtney ne faisait que perpétuer une légende locale particulièrement inepte, mais il n'empêche que je lui étais obligée d'attirer l'attention du public sur notre ville (et son illustre poète).
Je crois même m'être dit : fichtre, j'aimerais bien lui serrer la pince. Forcé, en tant qu'historienne je suis toujours émue quand un de mes contemporains évoque publiquement le passé. Mes heures de présence au collège Sainte-Elizabeth, en qualité de chargée de cours, consistent pour l'essentiel à pousser des coups de gueule au département d'histoire de cet institut d'études dites supérieures, jadis régi par des nonnes et fréquenté exclusivement par des jeunes filles, qui s'était acquis la réputation de meilleure école de sa catégorie dans le borough de Queens, New York. Il n'empêche que, l'espace d'une fraction de seconde, j'envisageai sérieusement de passer un coup de fil à Courtney pour lui dire :
« Bonjour ! Je m'appelle Judith Singer, ça vous dirait qu'on déjeune ensemble ? » Mais, comme c'est souvent le cas avec ce genre d'initiatives, sitôt imaginée, elle tomba dans les oubliettes.
Mais au fait, avant d'aborder de plain-pied la disparition soudaine de Courtney Logan et les circonstances crapuleuses dans lesquelles elle eut lieu, j'imagine que quelques mots me concernant seraient les bienvenus. Je suis ce que les Français appellent une femme d'un certain âge(1).Cinquante-quatre ans en l'occurrence, une réalité qui me laisse incrédule, pour ne pas dire ulcérée. Quoi qu'il en soit, et en dépit d'un teint lisse et mat, de cheveux noirs et d'une paire d'yeux taillés en amande qui conviendraient pour jouer les figurantes dans un film de Fellini, mes jours de gloire sont bel et bien révolus. Mes enfants ont passé depuis un certain temps déjà le cap des vingt ans. Kate est avocate pour la firme Johnson, Bonadies et Eagle de Wall Street, dont les fondateurs furent à l’origine du décret permettant de tenir les gens comme mes grands-parents à l'écart de leur quartier. Joey travaille comme cuistot chez un traiteur italien haut de gamme de Greenwich Village qui vend de la mozzarella à prix d'or. Il est également critique de cinéma pour un magazine Web remarquablement intelligent et impécunieux appelé La Nuit.
Quant à moi, je suis veuve depuis deux ans, mon mari, Bob, le roi de la crudité, ventre plat et cuisses fermes, un homme qui réprimait à grand-peine un soupir de désapprobation chaque fois que je me laissais convaincre de prendre un dessert (chose que, il faut bien l'avouer, je n'ai jamais su refuser), étant mort à l'âge de cinquante-cinq ans, le lendemain d’une arrivée triomphale au marathon de New York en quatre heures et vingt minutes. Parti, pfft, comme ça, dans la salle des urgences, avant même que j'aie pu lui dire, ne t'inquiète pas, Bob, tout ira bien. Ou, je t'aime, Bob.
N'empêche, on a beau se dire que l'homme qui a été votre mari n'a jamais été l'amour de votre vie, la perte n'en est pas moins traumatisante.
Mais revenons à Courtney Logan.
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Il y a quelque chose de très dérangeant dans cette histoire, confiai-je à mon amie Nancy Miller quelques jours après sa disparition, tandis que nous faisions du lèche-vitrines au Gatsby Plaza, une galerie commerciale ainsi baptisée sans la moindre ironie, en hommage au nouveau riche du roman éponyme de F. Scott Fitzgerald. Ce genre d'endroit offre aux nanas impatientes de claquer deux mille dollars dans un sac à main un nombre quasi illimité de possibilités ; et aux autres l'occasion d'évaluer d'un seul coup d'œil non seulement le prix dudit sac, mais également la valeur marchande de sa propriétaire.
(1) En français dans le texte. (N.d.T.)
La soirée était douce, quoiqu'un peu trop en ce début novembre. Les premières étoiles étaient éclipsées par le futilement des guirlandes lumineuses enveloppant les troncs graciles des arbres décorés comme des sapins de Noël d'un bout à l'autre de l'année. L'air était chargé d’une acre parfum automnal de chrysanthèmes de serre. Nous étions à la recherche d’un restaurant. Pour moi, six heures et demie du soir, c'est l'heure du dîner. Pour Nancy, c'est l'heure d'un déjeuner tardif. Et, bien entendu, pas le moindre saumon grillé en vue.
Elle était tombée en arrêt devant une vitrine, à la vue d'une robe tube blanche à capuche exposée sur un de ces mannequins chichiteux, avec une tête en fil de fer barbelé et des nénés de la taille de balles de ping-pong dotés, allez savoir pourquoi, de tétons protubérants en forme de fusils mitrailleurs miniatures.
— Tu aimes vraiment cette robe ? M’enquis-je.
— Tu veux dire que je l'adore ! s'exclama Nancy avec l'accent sirupeux de sa Géorgie natale.
— On dirait un tuyau.
— C'est précisément ce qui fait son charme, m'expliqua-t-elle sur un ton exagérément patient.
— Sans compter qu'elle doit coûter une fortune.
— Naturellement !
— Avec cette capuche tu vas avoir l'air d'une de tes ancêtres du Ku Klux Klan.
— Judith, dit-elle avec un soupir résigné de chrétienne, tu disposes d'un vaste champ de connaissances, mais la haute couture n'en fait pas partie.
— Qu'est-ce que tu penses de la disparition de Courtney Logan ? Embrayai-je tandis qu'elle poussait la lourde porte de la boutique.
— Elle devait mener un double vie, me répondit-elle distraitement. S'adressant à la vendeuse qui s'était approchée sans même m'accorder un regard, comme si mon manteau en imitation poil de chameau m'avait rendue invisible, elle murmura :
— La robe blanche qui se trouve en vitrine.
Un seul battement de cils (qui semblaient avoir été patiemment enduits un à un de mascara) suffit à la jeune femme pour évaluer les mensurations de Nancy. Après quoi, soutenant son menton du bout de l'index, elle décréta :
— Nous avons là un vrai trente-huit.
Nancy, qui n'avait jamais réussi à se débarrasser tout à fait de son côté belle du Sud, se contenta de baisser les yeux d'un air prude. La vendeuse partit illico en mission.
— J'ignorais qu'il y avait de faux trente-huit, dis-je. A ton avis, c'est des trente-six ou des quarante qui jouent les simulateurs ?
— Je croyais que tu voulais parler de Courtney Logan.
— Absolument, m'empressai-je de répondre.
— De toute façon, il n'y a rien à dire.
— Tes artères sont en train de durcir.
— La réalité t'insupporte, hein ? fit observer Nancy.
Remarque, je te comprends. La réalité est rarement amusante. Mais si tu veux mon avis, ta mystérieuse Courtney Logan s'est tout simplement fait la malle avec son cuisiniste. Ah, là, là, ajouta-t-elle en secouant la tête, toutes ces bonnes femmes qui craquent dès que ça dépasse vingt-deux centimètres.
— Primo, rien ne prouve que Courtney ait un…
— Qu'est-ce que tu en sais ?
— Rien. Mais les femmes comme elle ne disparaissent pas comme ça du jour au lendemain. Si elle avait voulu se faire la belle, elle l'aurait dit à une amie, ou à un avocat spécialisé dans les affaires matrimoniales… ou même à son mari. Elle n'était pas du genre serpillière. Elle avait été conseillère en placements. Même en admettant qu'elle ait eu l'intention de filer, tu crois qu'elle aurait ramené sa gamine à la maison après la collecte de bonbons d'Halloween, qu'elle l'aurait laissée là sans un mot ?
— Parce que tu t'imagines qu'elle aurait emmené sa gosse avec elle ?
Nancy croisa ses bras sveltes sur son buste trente-huit véritable, déçue de constater que je ne piaffais pas d'impatience à l'idée de voir LA robe.
— Nancy, réfléchis : j'ai lu tout ce qui s'est écrit sur la question et vu tous les reportages télé.
— En ce qui me concerne, cette histoire ne présente pas un grand intérêt. Et en ce qui te concerne, je la trouve carrément malsaine. Je n'aime pas te voir…
— Relaxe. Je me porte comme un charme, merci ! Ecoute, à mon avis, voilà ce qui s'est passé : Courtney ramène sa gosse à la maison. Elle dit à la fille au pair :
« J'ai oublié quelque chose. Je file au centre commercial et je reviens dans une minute. » Le problème, c'est qu'elle n'est jamais revenue. Tu n'aurais pas eu vent de rumeurs au journal, par hasard ? Demandai-je en me mordillant nerveusement la lèvre inférieure.
Quelques années plus tôt Nancy avait échangé son job de pigiste contre un poste d'assistante de rédaction, puis de rédactrice en chef adjointe de la rubrique « Points de vue » chez Nezvsday. Avant qu'elle ait pu me dire qu'elle était débordée et ne pouvait en conséquence pas prêter l'oreille à tous les ragots journalistiques—un mensonge flagrant –, la vendeuse était de retour. Le cintre brandi bien haut, la robe blanche flottant au vent telle une bannière. Nancy et elle tâtèrent l’ourlet avec déférence, comme deux catholiques palpant le saint suaire. Puis se dirigèrent comme un seul homme vers le salon d'essayage.
Sans grand enthousiasme je passai en revue un portant couvert de fringues gris anthracite conçues pour des sculptures de Giacometti tout en continuant à cogiter au sujet de Courtney. A en croire Newsday et Channel la chaîne locale câblée, personne ne l'avait aperçue au supermarché ou sur l'aire de stationnement, un détail qui n'avait rien de surprenant dans la mesure où le magasin se trouvait à environ trois kilomètres de son domicile et que son véhicule, une Land Rover année 1998, fut plus tard retrouvé à sa place habituelle dans le garage. Aucun voisin n'avait remarqué quoi que ce soit de suspect, détail qui, là encore, n'avait rien de surprenant dans la mesure où dans le quartier de Shorehaven Farrns, les maisons étaient distantes de plusieurs centaines de mètres les unes des autres.
Le lendemain, tous les élèves de collège et de lycée ayant participé à la collecte de bonbons d'Halloween à Shorehaven Farms entre cinq et six heures du soir –heure à laquelle la fille au pair situait le départ de Courtney pour le supermarché –furent priés de sortir dans la cour. Quelques minutes plus tard, on refît une annonce assurant qu’il n’y aurait pas de représailles. Six jeunes qui avaient utilement passé la soirée à saccager des boîtes aux lettres répondirent à l’appel. Aucun d'entre eux n’avait aperçu Courtney.
Nancy s'en revint du salon d'essayage, les yeux pétillants et les joues en feu. De toute évidence, la robe comblait ses vœux les plus chers, chose qui ne m'était jamais arrivée. Mais Nancy avait cette… beauté naturelle ? Non, le mot est un peu fort. Disons qu'elle faisait partie de ces quinquagénaires encore désirables : teint de pêche, jambes fuselées, cheveux auburn, yeux gris-vert immenses, et taille de guêpe, même si elle la devait à Jason J.
Mittelman, docteur en médecine, premier chirurgien plastique de Long Island, et à son insatiable machine à aspirer la graisse.
— C'est le mari, suggéra Nancy.
— Pfft.
— Comment ça, « pfft » ?
— Trop énorme.
— Tu n'es manifestement pas aussi intelligente que tu le crois. C'est précisément l’énormité de la chose qui la rend subtile.
— Faux. S'il y avait eu le moindre début d'indice, ils l'auraient arrêté, rétorquai-je. D'ailleurs, je me demande s'ils ont trouvé quelque chose à se mettre sous la dent.
— Judith, tu ne vas tout de même pas…
— Mais non, voyons ! Je ne fais qu'émettre des hypo thèses. Question de curiosité intellectuelle, mais tu ne vois sans doute pas de quoi je veux parler. Bon, le mari donc.
— Un certain Logan.
— Greg Logan, précisai-je pour l'encourager.
— Tu voulais savoir si j'avais eu vent de rumeurs ?
Enchaîna Nancy tout en rejetant sa chevelure en arrière, geste qui indiquait que la belle du Sud hésitait entre la simple contrariété et l'hystérie. J'ai effectivement entendu dire quelque chose. Le mari n'est pas venu au monde sous le nom de Gregory Logan. Son vrai nom est… Attention, tu es prête ?
Je hochai la tête.
— Greg Lowenstein.
Elle commença à me l'épeler.
— Inutile de gaspiller ta salive, l'interrompis-je. Je ne vois pas ce que ça change. Il y a pléthore de gens qui anglicisent leur nom. Au début du siècle, la moitié des Européens de l'Est et un quart des Italiens qui débarquaient à Ellis Island…
— Le père de Greg est Fancy Phil Lowenstein. Le gangster. Celui qui porte des tas de bijoux et qui a négocié une trêve entre mafieux italiens et russes, et il est comme ça avec les Gambello, ajouta-t-elle en rapprochant son index de son majeur de telle sorte qu'ils avaient l'air collés l'un à l'autre.
Je cessai de me mordiller la lèvre et commençai à me ronger le poing.
— Où veux-tu en venir au juste ? Demandai-je juste au moment où la vendeuse s'en revenait, telle une mariée se rendant à l'autel, avec un sac contenant la robe de Nancy suspendu à l'index, et le ticket de caisse et le reçu de la carte bleue dans l'autre main. Tu veux dire qu’un zonard à zéro pour cent de matière grise, affublé d'un pseudo à la mords-moi-le-nœud a eu pour mission d’étrangler Courtney Logan, la mère des petits-enfants de Fancy Phil Lowenstein, puis de jeter le corps dans le détroit de Long Island ?
— Dans le milieu de Fancy Phil, c’est ce qu’on appelle un divorce express.
Ce que Nancy ne m'avait pas dit, mais que je découvris le lendemain en lisant les journaux, c'était que le pedigree intégral de Greg Logan figurait en première page de Newsday, ainsi qu'une photo du gaillard se dirigeant vers une BMW avec ses deux enfants. Sans doute la photo avait-elle été prise au téléobjectif car Greg n'avait l'air ni excédé ni harcelé. Tout au plus abattu. Voire épuisé. Un visage qui faisait davantage penser à un cœur de la Saint-Valentin qu'à une boîte de corn-flakes, avec un air mystérieux à la Gengis Kahn, même si la mauvaise qualité des couleurs conférait à son visage un ton étrange qui donnait l’impression qu'il faisait partie d'une race à la peau mauve.
La photo de Fancy Phil –un portrait en noir et blanc– y figurait également. Ce dernier n'avait pas à proprement parler un physique à la Calvin Klein. Dans la légende mi-figue mi-raisin il était question de son appartenance à la « famille », chose qui, pour n'importe quel individu en âge de lire et d'écrire désignait non pas seulement sa filiation directe ou indirecte ascendante ou descendante, mais bien la familial telle que présentée dans les films de gangsters – avec dialogues autour de verres de chianti levés bien haut par des hommes aux bras exagérément poilus.
Le New York Times de son côté avait, bien évidemment, relégué l'affaire à la rubrique des chiens écrasés, ne lui accordant que trois petits paragraphes rien moins qu'affriolants. Quant au Phare de Shorehaven, distribué à domicile chaque vendredi sans faute, il ne révélait rien de non-veau sur la Lowenstein Connexion, si ce n’est qu’un « porte-parole de la famille Logan » demandait à tout un chacun de prier pour le retour « en vie et en bonne santé » de Courtney. En revanche, on y voyait la photo de Courtney déjà publiée à l'occasion du reportage sur StarBaby, mais cette fois avec la légende : « Où est-elle ? »
Courtney., tout sourire, en pantalon et twinset, était adossée à un arbre devant une chouette baraque de style colonial. Difficile cependant de dire à quoi elle ressemblait précisément vu la qualité déplorable du papier, sur lequel l'encre bavait. Son nez et ses yeux plissés par son sourire offraient trop de narines et trop peu de prunelles, de telle sorte qu'il était malaisé de saisir son expression. Mais ses fossettes étaient si marquées que, malgré les circonstances tragiques, je ne pus m'empêcher de lui rendre son sourire. Ses cheveux blonds, mi-longs, étaient étonnamment fournis et ondulés –ou était-ce à cause de l'humidité ?
« Où est-elle ? » répétait-on dans toute la ville. A la boulangerie, une voisine dévorant des yeux un gâteau au fromage déclara que Courtney avait été victime d'un tueur en série. Au multiplexe de Shorehaven, un énorme gobelet de soda à la main, le gosse préposé à la machine à pop-corn –laquelle n'avait manifestement pas été nettoyée depuis l'administration Carter –faisait part de son opinion : Courtney Logan était une taupe du FBI chargée d'infiltrer la Lowenstein Connection, qui avait regagné Washington pour y être débriefée. A moins qu'elle n'ait passé l'arme à gauche.
Quant aux membres de mon cercle de lecture, ils avaient la ferme conviction que le corps de Courtney se trouvait dans le coffre d'une Lincoln Continental, avec l'aimable autorisation de Fancy Phil, qui voulait que son fiston épouse la fille d'un gangster juif de Scarsdale, renforçant du même coup taxe Long-Island-Westchester du crime organisé. (Une théorie qui n'était tout compte fait pas plus bête que leur interprétation de Mrs Dalloway.)
Au collège, la secrétaire perpétuellement sur les nerfs du département d'histoire avait suggéré d'une voix étranglée que la fille au pair avait peut-être enterré Courtney vivante au fond du jardin, là où personne ne songerait jamais à aller la chercher.
Les semaines passant, c'est avec un désarroi croissant que je traquais la moindre miette d’information concernant l’affaire Courtney Logan. Mais Courtney avait disparu des médias aussi complètement qu’elle avait disparu de Shorehaven. Les gens qui s'étaient mis à blablater non-stop au sujet des Logan avaient repris leur sujet de dispute favori : le panneau d'interdiction de tourner à droite quand le feu est au rouge placé au coin de Main Street et Harborview Road. Les riverains se montraient le poing au cours des réunions houleuses du conseil municipal, les uns voyant dans ce panneau une simple mesure de prudence, les autres une violation du droit d'usage. A qui pouvais-je confier mes inquiétudes concernant la mystérieuse disparition ? Mes enfants étaient tous deux très occupés, et Nancy, qui avait craqué pour le mécanicien de sa nouvelle Jaguar, avait encore moins de temps à me consacrer qu'à l'ordinaire. Quant à mes autres copines, elles étaient toutes prises dans des affaires nettement moins palpitantes et moins adultères.
J'étais tellement en manque que je sautai sur la première occasion de discuter de l'affaire Courtney Logan avec Sam le Lèche-Bottes, alias Samuel P.B. Braddoch III, directeur du département d'histoire. Comme toujours, se considérant comme un patricien et moi comme la piétaille, Sam avait poussé la porte de mon bureau sans prendre la peine de frapper, et passé la tête à l’intérieur –pas franchement un cadeau vu ses paupières avachies et sa grande mâchoire Carnivore – comme si des gènes de crocodile s’étaient malencontreusement agglutinés à sa chaîne d'ADN.
— J'atteeeends votre répoooonse, dit-il.
En fait, il était venu pour essayer une fois de plus de me convaincre d'ajouter deux cours sur l'Amérique de la reconstruction à la guerre froide à mon emploi du temps, sans augmentation de salaire. Une initiative selon lui profitable à tous.
— Avant de vous donner ma réponse, dis-je avec une pétulance hors de propos, avez-vous entendu parler de la mystérieuse disparition d'une femme de Shorehaven ?
Sans lui laisser le temps d'en placer une, je lui fis un petit topo sur l’affaire Logan. Sam comprit qu’il n’avait aucune chance d'obtenir une réponse à sa proposition alléchante tant que je n'aurais pas épuisé le sujet.
— Ce Greg Loooogan est un suspect ? Susurra-t-il sur ce ton coincé en faveur chez les amateurs de polo, les débutantes et autres ringards de Long Island. Mais dites– moi, ce Logan est-il parent avec les Logan d'Oyster Bay ?
— Non, il est parent avec Fancy Phil Lowenstein, un gangster. En fait Fancy Phil est son père.
— Oh, laissa tomber mon collègue avec condescendance.
Anachronisme vivant en cette ère de diversité, Sam ne se contentait pas d'enseigner l'histoire américaine, il se comportait comme s'il en avait été le propriétaire.
Blanc d'origine anglo-saxonne et protestante, il affichait un mépris certain pour les gens de mon espèce, qu'il estimait devoir remettre à leur place en toute occasion. Son accent était-il fabriqué ou Sam était-il un authentique rejeton de l’aristocratie ? Personne n'aurait pu le dire avec certitude.
— Pouvons-noooous reveniiiir à nos moutoooons ?
S’enquit Sam. Je veux parler de vos effectifs, ou plus exactement de votre manque d'effectifs.
C'est ainsi que mon envie de parler de Courtney se trouva, une fois de plus, court-circuitée. Mais après le départ de Sam, j'en vins à la conclusion que de nombreux mystères restaient inexpliqués et que, même si j'en mourais d'envie, mieux valait peut-être pour moi que je ne fourre pas mon nez dans une affaire qui ne me concernait pas.
Néanmoins à ce point du récit, il me semble qu’une petite explication s’impose. La voici : je suis une fondue d’énigmes policières. Donnez-moi un Robert B. Parker ou un John Dickson Carr, même si je l'ai déjà lu trois fois, vous ferez de moi une femme comblée. Mais ce que j'aime par-dessus tout, ce sont les vraies enquêtes. Il y a environ vingt ans, alors que je franchissais le douloureux cap des trente-cinq ans, époque où mon avocate de fille et son frérot critique de cinéma n'étaient encore que des marmots, un stomatologiste du nom de Bruce Fleckstein se faisait assassiner. Je me revois apprenant la nouvelle à la radio et songeant : qui a bien pu faire le coup ?, puis me lançant avec frénésie dans une enquête palpitante.
Pour quelle raison au juste ? Sans doute pour satisfaire mon sens de l'équité –mon besoin de voir triompher la justice. Le meurtre n’est pas qu'une agression contre l'individu, il concerne la communauté tout entière, et sans doute éprouvais-je le besoin de rétablir l'ordre dans ma ville de résidence. Sans doute aussi le plaisir de résoudre une énigme y est-il pour quelque chose, ainsi que la fascination qu’exerçait sur moi la pègre. En tout cas, croyez-le ou non, j'ai joué un rôle déterminant dans le déroulement de l'enquête.
Mais alors que je menais mes recherches, j'ai fait la connaissance d'un inspecteur de la Brigade des homicides. Le lieutenant Nelson Sharpe, des services de police du comté de Nassau.
Enfin bref, tout ça pour dire que lui et moi, on est devenus amants. Six mois d'infidélité en vingt-huit ans de mariage. Pour une historienne comme moi, pour qui le passé est le passé, cette histoire aurait dû sombrer dans la nuit des temps –mais j'étais tombée amoureuse de Nelson. Et vice versa. Nous avions même songé à quitter nos conjoints respectifs pour nous marier. Nous ne pouvions tout simplement pas supporter l'idée de vivre l'un sans l'autre. Et pas uniquement pour les joies du plumard, qui étaient nombreuses, ma foi, mais parce que nous prenions vraiment du plaisir à être ensemble. Cependant je savais qu'une union bâtie sur les cendres de deux mariages est condamnée à mourir, et nous avions toute deux consciences du mal que nous aurions fait à nos enfants en abandonnant nos foyers. A l'époque, Katc avait six ans, et Joey quatre. De son côté Nelson avait trois gosses. C'est pourquoi il est resté avec June, et moi avec Bob. Nelson et moi ne nous sommes plus jamais revus ou même parlé ensuite. Pendant presque vingt ans.
Et puis, il y a moins d'un an, nous nous sommes croisés. Par hasard. Nelson avait l'air encore plus abasourdi que moi. C'est tout juste s'il a réussi à m'adresser un petit hochement de tête tout en poursuivant son chemin. Le lendemain matin, à huit heures trente – heure à laquelle il avait l'habitude de m'appeler après le départ de Bob pour le bureau –, le téléphone sonnait.
Cette rencontre inattendue et la conversation téléphonique très brève qui s'était ensuivie eurent sur moi un effet dévastateur. Après la mort de Bob, je n'étais pas à proprement parler gonflée à bloc. Il me fallut des mois pour me remettre de cette rencontre fortuite. Combien de fois n'ai-je pas décroché le téléphone dans l'intention de l'appeler. Et si j'ai raccroché avant que la communication ne soit établie, c'est uniquement parce que je savais que, étant flic, il pouvait localiser la provenance du coup de fil. Naturellement, je n'arrivais plus à dormir. C'était comme si un moteur interne s'était mis en route sans que je puisse l'arrêter. Une petite voix intérieure ne cessait de me crier ; quitte ou double. Et n'eût été l'épais nuage de découragement qui m'empêchait de voir l'avenir, je crois bien que j'aurais tout envoyé valser. Etant déjà la reine du Prozac, j'eus recours à des thérapies soft pour soigner mes blessures : cassettes de relaxation, guides pratiques, cours de yoga sur cassettes vidéo. Crèmes glacées Ben and Jerry's. Puis le temps passa, m’aidant à oublier. Je tirai un trait définitif sur les enquêtes policières. C'est du moins le serment que je fis à Nancy. Si bien que la semaine dernière, voyant que ma jeep se dirigeait d'elle-même vers Bluebay Lane, la rue des Logan, je fis demi-tour et rentrai illico à la maison.
Après le départ de Sam, je m'en retournai à mon ordinateur et aux trois premiers paragraphes d'un article que j'avais promis de faxer deux semaines plus tôt. Ce nonobstant, au lieu d'entamer le quatrième paragraphe, je me mis à taper un condensé des informations clés relevées dans les journaux, à la radio et à la télé :
Greg… a-t-il joué un rôle dans la disparition de Courtney ?
1. Le conjoint est généralement le suspect n° 1.
2. Greg est propriétaire d'une petite chaîne de restauration rapide appelée Soupes, salades et sandwiches. Il possède un établissement à Huntington et plusieurs autres sur la côte Sud.
A. Intelligent. Diplômé de Brown et de Columbia, maîtrise de gestion.
B. S’est lancé dans la restauration rapide après que son père, Fancy Phil, lui eut fait cadeau de deux fastfoods franchisés dans le New Jersey : Mister Miam-Miam. Il les a vendus pour mettre sa propre affaire sur pied.
3. Soupes, salades et sandwiches : vend trois sortes de soupes, de salades et de sandwiches. Chaîne réputée pour la qualité de ses produits. Implantée dans des quartiers bourgeois.
4. Une fille au pair réside chez les Logan. Etudiante à l'université. Autrichienne ou allemande. C'est à elle que Courtney a dit : « J'ai oublié quelque chose. Je file au supermarché, je reviens de suite. »
Je notai également toutes les informations que j'avais pu recueillir concernant Courtney et sa société, StarBaby. Le lendemain matin, avant de me rendre au boulot, je pris (à ma grande honte) la direction de Bluebay Lane. C'était la veille de Thanksgiving(1).
Au lieu de profiter de ces quelques minutes de répit pour préparer ma confiture d'airelle, additionnée d'un zeste d'orange et d'une cuillerée à soupe de Grand-Mariner –une vieille recette de famille –, j'allai jeter un coup d'œil à la propriété de Greg et Courtney la maison en brique de style colonial, nettement en retrait par rapport à la rue, occupait le centre d'une luxuriante pelouse. De part et d'autre de la porte verte bouteille, trois colonnes blanches se dressaient fièrement. Les volets étaient du même vert très chic que la porte. Mais en dépit de sa facture géorgienne classique, la demeure des Logan semblait quelque peu hors de proportions. Bien que bâtie sur un terrain d'un demi-hectare et entourée d'arbres centenaires que l'architecte avait eus la bonne idée de ne pas raser, elle aurait pu sans problème abriter le département des sciences du langage d'une université de Nouvelle-Angleterre. Une villa somme toute exagérément grande pour une famille de quatre personnes.
J'avoue ne guère aimer les romans policiers où il est question de maisons « étrangement silencieuses ». Les autres seraient-elles censées danser le cha-cha-cha ? Force m'est cependant de reconnaître que la somptueuse propriété des Lowenstein-Logan était étrangement silencieuse. Pas de BMW garée dans l’allée privative, pas de tricycle abandonné dans le parc. Tous les rideaux étaient tirés. Au-dessus de la porte d'entrée, point de bannière de Thanksgiving ornée de citrouilles ou de chapeaux de pèlerin battant au vent. Néanmoins, si l'on pouvait accorder foi aux propos du
1) Commémoration, le quatrième jeudi de novembre, de l’installation des premiers colons en Amérique. A l'occasion on mange traditionnellement de la dinde accompagnée de confiture d'airelle. (N.d.T.)
Post, Greg Logan demeurait toujours à cette adresse, ayant été « prié par les autorités de Nassau de ne pas quitter sa résidence », ce qui, compte tenu que la disparition de Courtney remontait déjà à un mois, n'avait rien de surprenant.
Plus étonnant en revanche était le fait que, au lieu de regagner dare-dare mes pénates pour y préparer ma recette secrète –les patates douces façon bonne-maman (qui, malgré sa garniture de miettes d'ananas, n'était ni plus ni moins qu'un dessert jaune gluant à base de guimauve comme on en trouve sur la table de toutes les familles américaines le quatrième jeudi du mois de novembre) –je me rendis chez Mary Alice Mahoney Schlesinger Goldfarb. Vieille connaissance d'université à Nancy et à moi, Malice était le plus grand moulin à paroles de New York extra-muros.
Rasoir ? Oui. Futile ? Indéniablement. Stupide ? Sans doute. Mais par un heureux hasard, sa cervelle de moineau était structurée de telle sorte qu’elle pouvait absorber et retenir tous les ragots, si vagues soient-ils, qui couraient à Shorehaven.
— Qui est ton traiteur ? S’enquit Mary Alice tandis que nous passions dans la salle à manger.
Elle portait un ensemble caleçon et boléro, tous deux brodés façon toréador, œuvre attribuable à quelque couturier d'avant-garde pour qui elle s'était, malencontreusement, prise d'affection. Il va sans dire qu'elle ne faisait pas la cuisine, mais son troisième époux, Lance Goldfarb, urologue du gratin de North Shore, était suffisamment snob pour comprendre que cette obligation n'incombait qu'aux premières épouses.
Néanmoins Mary Alice préparait activement la fête qui devait avoir lieu le lendemain. Penchée au-dessus de la table d'ébène aux incrustations rouges et jaunes réalisées à partir de certaines espèces d'Amazonie en voie de disparition, ses longs doigts effilés révisaient la disposition de calebasses, grappes de raisin noir à l'apparence légèrement moisie, bouquets de morelles, et fleurs aux pétales carmin évoquant des parties génitales femelles en coupe transversale. L'arrangement débordait d’une coupe en argent massif de la taille d'un pédiluve. L'énorme solitaire qui ornait le doigt de Malice scintillait doucement à la lueur tamisée du lustre vénitien.
— Je n'ai pas de traiteur, l'informai-je. Je fais tout moi-même.
Un « oh » compatissant jaillit de sa bouche généreusement tartinée de brillant à lèvres, sur laquelle elle posa presque aussitôt son index comme une petite fille prise en flagrant délit de bavardage. Pour une femme de cinquante ans et des brouettes, Malice possédait un répertoire de mimiques enfantines bigrement étendu. Sans doute pensait-elle que Bob m'avait laissée dans la misère, entendez par là dans l'impossibilité de me payer un traiteur spécialisé dans la confection de pigeonneaux farcis à la polenta, réputés infiniment plus américains que la traditionnelle dinde. Mais quoi qu’elle ait pu penser, je n'étais nullement dans la dèche. Avec les années, Bob était devenu un maniaque des polices d'assurance. Il avait tout planifié sauf sa mort prématurée et m'avait laissée sinon riche, du moins suffisamment à l'aise pour pouvoir m'offrir un pigeonneau ou deux quand l'envie m'en prenait.
Réprimant une violente envie de bredouiller une excuse du style « C'est parce que j'aime cuisiner », je demandai :
— Eh bien, quoi de neuf ?
Puis, sans lui laisser le temps de se lancer dans une description délicieusement détaillée de la nouvelle doublure de sa veste en chinchilla, j'embrayai aussitôt :
— Au fait, Mary Alice, j'avais oublié de te demander… A-t-on des nouvelles de Greg Logan ?
— Pas que je sache, répondit-elle en s'asseyant sur l'un des fauteuils Empire disposés autour de la table.
Je l'imitai, bien que la grosse abeille napoléonienne occupant le centre de chaque siège en damas bourgogne me parût quelque peu menaçante.
— En revanche, tu ne devineras jamais qui a été vu en ville.
Elle attendit, patiemment, puis, voyant que je ne disais rien, finit par dire :
— La fille au pair ! A la boulangerie. En train d'acheter du pain de seigle.
Il me sembla détecter une pointe d'accent français dans sa diction ; sans doute à mettre sur le compte d'un récent séjour à Lyon en compagnie de son urologue de mari dans le cadre d'une conférence.
— Le bruit court qu'elle portait un carré Hermès. Elle laissa échapper un petit rire cassant.
— Tu vois ce que cela suppose ?
Son bras gauche posé sur la table, elle se mit à caresser de la main droite la broderie –un canard ou une feuille en fil d'or– qui ornait la manche de son boléro.
— Qu'elle a bon goût ? Hasardai-je.
— Non. Les gens pensent qu'elle est allée fouiller dans l'armoire à foulards de Courtney.
Voyant qu'elle attendait une réaction, je laissai échapper un « ouaoooh » ! En fait, l'idée que quelqu'un puisse avoir une armoire à foulards me laissait rêveuse. Les miens étaient remisés au fond d'un tiroir avec mes chemises de nuit et tout un tas de vieilles combinaisons que je n'arrivais pas à me décider à jeter.
— Mais quelqu'un a dit qu'elle ne l'avait pas volé. Que c'était un cadeau, un cadeau parmi tant d'autres. De Greg Logan, ajouta-t-elle pour s'assurer que j'avais bien compris.
— Autrement dit, les gens pensent qu'il a une liaison avec la fille au pair ?
— Plus maintenant. Mais avant, oui.
Malice prit une profonde inspiration avant de me dévoiler la nouvelle fracassante.
— Avant la disparition de Courtney. On raconte qu'elle les aurait surpris en revenant de la collecte de bonbons d'Halloween avec sa fille, Morgan…
— Greg Logan et la fille au pair ?
Elle acquiesça d'un hochement de tête tandis que j'essayais intérieurement de me faire à l'idée que « Morgan » n'était pas seulement un organisme financier ou un nom de famille. C'était également le prénom que les conseillers en placements choisissaient pour leurs filles. Au bout d’un moment, je demandai :
— Mais où était le petit garçon ?
Mary Alice haussa les épaules.
— Et Greg, je croyais qu'il avait un dîner d'affaires à New York, ce soir-là ? C'est du moins ce que j'ai lu dans la presse. La fille au pair n'a pas cherché à le joindre lors qu'elle a vu que Courtney ne revenait pas. Elle a mis les gosses au lit et attendu qu'il revienne. Après quoi elle lui a dit qu'elle ignorait où Courtney était allée.
— Pas d'après mes sources.
— Et quelles sont tes sources ?
— Tout le monde, dit Mary Alice en rajustant ses boucles d'oreilles en diamant trois carats, legs de son époux Schlesinger. Absolument tout le monde est au courant de leur liaison, Judith.
— Bon, admettons que Courtney rentre et les surprenne en plein adultère, concédai-je. Que fait-elle, d'après toi ? Ou que lui fait-on ?
— Ah !
— Est-ce qu'on raconte que Greg et la fille ont zigouillé Courtney ?
— C'est la thèse qui prévaut. Ils l'ont tuée en voulant l'empêcher de crier ou je ne sais quoi et…
— Et qu'ont-ils fait de la petite et de son sac de bonbons pendant qu'ils liquidaient sa mère ?
— Je ne sais pas.
Malice, qui voulait avoir l’air blasée, s'absorba dans la contemplation d'un ongle ; cela dit, telle que je la connaissais, il n'était pas absolument impossible qu'elle se fût réellement livrée à la cogitation.
— Et ensuite ? Insistai-je.
— Ils ont enterré le corps je ne sais où. Tout le monde dit que la police est arrivée avec un chien pour fouiller le bosquet qui délimite la propriété des Logan et celle des… Lane, je crois, Judy et Ed, et…
— Ils n'ont rien trouvé.
— L'autre théorie, s'empressa-t-elle d'ajouter, nullement perturbée, est que le père de Greg, M. Qui-tu-sais, s'est occupé du cadavre. Après tout, c'est comme ça qu'il gagne son bifteck, non ? fit-elle remarquer avec son art consommé des métaphores. Ou même… même si très peu de gens y croient…
— A quoi donc ?
— C'est une thèse psychanalytique. Tu vas rire.
— Dis toujours.
— Courtney était traumatisée. Elle s'est enfuie quand elle les a surpris ensemble. Elle a été traumatisée au point de devenir amnésique. Elle est peut-être en train d'errer sans but, sans savoir qui elle est. Remarque, c'est tout de même mieux que de se faire battre à mort ou poignarder ou étrangler, ou je ne sais quoi, par son mari et une fille au pair qui ne se gêne pas pour piller votre garde-robe. Et le reste, si tu vois ce que je veux dire.
— Autre possibilité : en ressortant de chez elle, Courtney a croisé quelqu'un de louche. Le soir d'Halloween,
Il y a toutes sortes de gens – masqués pour la plupart –dans les rues, y compris dans les quartiers tranquilles.
— Sans doute, mais dans ce genre d'affaires, tout le monde s'accorde à dire que le mari a fait le coup, dit
Mary Alice en étirant le bras vers le centre de table pour déplacer une tige de morelle d'un quart de millimètre. Tu ne crois pas ?
Avoir couché pendant six mois avec un lieutenant de la Brigade des homicides n'avait pas fait de moi une experte en affaires criminelles. Pas plus que d'avoir lu des romans de P.D. James ou d'Ed McBain. Ni que d'avoir un jour aidé à élucider un meurtre. N'empêche que si cette cervelle de moineau de Mary Alice Mahoney Schlesinger Goldfarb ne s'était pas aussitôt lancée dans la description pli par pli de la jupe Issey Miyaké qu'elle allait porter pour le dîner de Thanksgiving, j'aurais certainement répondu oui, absolument, c'est généralement le mari qui est soupçonné quand une femme disparaît de manière aussi soudaine qu'inexplicable.
Cet hiver-là, il y eut des rumeurs incessantes selon lesquelles Greg Logan allait être arrêté à tout moment. Aucune de ces prédictions ne se réalisa. Notez que je n'avais pas pour autant tirer un trait sur l'affaire Courtney. Par une nuit glaciale et neigeuse, l'épicéa qu'on apercevait de la fenêtre de ma chambre rendit un craquement inquiétant qui me tira du sommeil. C'est alors que j'eus l'intime conviction qu'elle n'avait pas été enlevée par un pervers mais qu'elle reposait dans les environs, dans quelque trou glacé, à même la terre. Je pensai à ses enfants. Du jour au lendemain, ils avaient perdu une mère qui les adorait. Leur avait-on dit que leur maman serait bientôt de retour ? Leur avait-on raconté n'importe quoi ?
Cependant, ne voyant venir aucun dénouement à cette affaire, je décidai de ne plus y penser. Je me jetai à corps perdu dans mon travail et consacrai le reste de mon temps à Kate et Joey ou à mes amis. Quand j'étais seule, je pensais à Bob. Certes, notre mariage n'avait pas été un conte de fées. N'empêche, quand entre des conjoints les échanges sont réduits à des bonjour-bonsoir et à des ébats sexuels à basse tension, il ne faut jamais oublier (c'est ce que je m'étais dit tout au long des années que nous avions passées ensemble) qu'il fut un temps où cette union ressemblait à une histoire d'amour. Sans doute ai-je continué d'espérer qu'un jour ou l'autre un incident mettrait le feu aux poudres entre nous. Après quoi nous repartirions de zéro et l'amour renaîtrait sous un ciel enfin dégagé ! Je nous voyais tous deux marchant main dans la main dans le crépuscule, heureux jusqu'à la fin des temps, ou tout au moins jusqu’à ce que l’un de nous, vieillards chenus, se fonde doucement dans la nuit. Alors, imaginez ma surprise quand il est mort sous mes yeux au service des urgences de NorthShore !
Ainsi donc je n'avais plus de mari. Et aucun espoir d'en retrouver un. Quant aux prétendants surprise, merci bien, j’avais déjà donné avec Mathu et Salem, deux super papys ainsi surnommés par Nancy. Après les vacances de Noël j'avais commencé à sortir occasionnellement avec Geoff, un postmoderne du département de lettres de Sainte-Elizabeth. Le problème, c'est que je comprenais rarement de quoi il parlait, que ses fringues empestaient le trichlo et que sa libido était tout ce qu'il y a de plus académique. A part lui, personne ne venait frapper à ma porte.
J'avais depuis longtemps tiré un trait sur Nelson Sharpe. Et entreprendre des recherches sur l'affaire Courtney Logan signifiait que j'allais faire appel à ses lumières. Que pensait-il de cette histoire ? Aurait-il cherché à mettre la pression sur le mari ? Aurait-il exploré d'autres pistes ?
Je ne voulais pas mettre à nouveau en péril la vie fragile que je m’étais reconstruite et qui, bon an mal an, me satisfaisait. J'avais des enfants, des amis, des cartes de bibliothèque et de club vidéo, plus un boulot intellectuellement stimulant qui arrachait des « oh » et des « ah » d’envie à mon entourage. Et il arrivait même que mon travail mobilise toute ma tête, mais jamais mon cœur, hélas.
Et c'est ainsi que l'hiver fit place au printemps et qu'un soir, vers la mi-mai, de retour de Sainte-Elizabeth, je filai directement au jardin pour couper des lilas. En entrant dans la maison, à l'instar de tous les gens qui vivent seuls, j'allumai la radio pour me tenir compagnie. Le nez enfoui dans une brassée de fleurs mauves, pourpres et blanches,
J’inspirai à pleins poumons le délicieux parfum du lilas. C'est pourquoi il me fallut quelques secondes avant de me rendre compte que Mack Dooley, l'homme qui s’occupait de la piscine des Logan, était à l'antenne. De sa voix rocailleuse, il confiait aux journalistes de WCBS : « Ce matin vers onze heures, j'étais en train d'ôter la bâche de protection de la piscine avec mon apprenti pour vider le bassin et le passer à l'acide, bref, tout remettre en ordre… » Le reporter essaya de poser une question, mais Mack Dooley enchaîna aussitôt :
« La bâche était à sa place, je veux dire parfaitement tendue et hermétique, exactement comme je l'avais laissée en septembre quand j'ai fermé la piscine. Le gosse et moi, on était en train de rouler la bâche quand j'aperçois quelque chose. Je me dis : nom d'un chien, un gros raton laveur ? Sauf que je ne vois vraiment pas comment un raton laveur aurait pu se faufiler là-dessous. Et juste au même moment, qu'est-ce que je vois ?… Un cadavre. Oh, bon Dieu ! J'en suis encore toute chose. »